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Paysages de Paris-Saclay au prisme de vidéos numériques.

Le 22 mars 2021

Suite de nos échos à l’exposition Paris-Saclay Paysages, à travers le témoignage de Miguel Chevalier. Artiste reconnu internationalement, il est parmi les premiers à avoir recouru aux outils du numérique dans le champ des arts virtuels. Une manière pour lui de rendre compte de la relation entre nature et artifice, de l’imaginaire de l’architecture et des villes… Il Entretien avec témoigne ici des œuvres vidéos numériques que lui a inspirées l’exploration du plateau de Saclay.

– Connaissiez-vous le territoire de Paris-Saclay avant d’en entreprendre l’exploration pour les besoins de l’exposition Paris-Saclay Paysages ?

Je m’étais déjà par le passé rendu au centre de recherche du CNRS, mais c’était dans les années 1980, bien avant que le projet du Campus de Paris-Saclay ne soit lancé. A l’époque, encore étudiant en fin d’étude, je m’intéressais déjà à explorer les potentialités des outils numériques pour créer des œuvres dans le domaine des arts plastiques, mais sans pouvoir accéder à ce matériel informatique et à ces équipements très onéreux à l’époque et dont aucune école d’art ne disposait, que ce soit l’École nationale supérieure des beaux-arts (ENSBA) de Paris ou celle des arts décoratifs (EnsAD). Bien que sans formation scientifique, j’ai réussi, par le biais de l’ingénieur Serge Equilbey qui était sensible à l’art, à avoir accès la nuit à de gros calculateurs d’un centre de recherche en optique du CNRS, à Orsay. C’est ainsi, à travers ce laboratoire et quelques autres, que j’eus un petit aperçu de cet écosystème appelé à devenir Paris-Saclay. Et encore, fût-ce dans des conditions particulières, puisque, occupé le jour par mes études, j’y allais la plupart du temps la nuit, en RER ou en voiture, depuis Paris.
Depuis, plus d’une trentaine d’années se sont écoulées. Je n’y étais pas revenu hormis un passage sur le campus de Polytechnique. De Paris-Saclay, je n’avais jusqu’alors qu’une vision fragmentaire. Je savais que le plateau de Saclay était l’objet d’un projet de cluster, mais pas que celui-ci courait jusqu’à Versailles et son quartier de Satory. C’est donc à l’occasion de la proposition de Marc Partouche, le commissaire de l’exposition organisée à l’occasion des dix ans de l’EPA Paris-Saclay, que j’ai commencé à l’arpenter vraiment et à prendre la mesure de son étendue. D’autant que la commande stipulait que chaque artiste prît le temps de le visiter, en allant à la rencontre de gens qui y travaillent et/ou y vivent. Ce que j’ai fait, avec la sensation de voyager comme on le ferait dans un très vaste territoire.

– Dans quelle mesure vous êtes-vous confronté à des problématiques d’accessibilité et de circulation ? D’ailleurs, comment vous y êtes-vous rendu et déplacé ?

Marc et Romain [Forsans, chargé de communication de l’EPA Paris-Saclay en charge du montage de l’exposition] avaient organisé un premier repérage, en bus, avec les autres artistes qui le souhaitaient. Du quartier de Polytechnique, nous sommes allés à celui de Moulon, en passant par Corbeville. Nous sommes également allés du côté de Satory. J’ai pu prendre ainsi peu à peu la mesure de la diversité et de l’étendue de ce territoire au plan tant architectural que paysager.

– Quels bâtiments ou équipements ont tout particulièrement retenu votre attention ?

J’ai été frappé par cet équipement proprement incroyable, réalisé par l’agence Barthélémy-Griño sur le campus de Polytechnique : je veux parler du radar, qui tout en y étant intégré, fait l’effet d’un ovni. J’ai été tout aussi impressionné par d’autres bâtiments comme ceux de l’EDF Lab, de Francis Soler ; de CentraleSupélec, de l’agence OMA ou encore de l’Institut Mines-Télécom, de Grafton Architects. Etant sensible à l’architecture, mon rapport au paysage s’est comme laissé « impressionner » par ces réalisations architecturales très récentes et d’autres encore. Cette première approche m’a incité à revenir sur ce territoire, à plusieurs reprises, pour sélectionner les lieux – des bâtiments récents aussi bien que des espaces agricoles avec des cultures maraichères, qui me paraissaient emblématiques du territoire en devenir.

– Vous venez de nous faire entrer dans la boîte noire de votre processus de création. Pourriez dit nous en dire davantage en précisant comment vous en êtes venu à la création de trois vidéos ?

Une fois les lieux sélectionnés, je les ai filmés en 4K avec le réalisateur Claude Mossessian sous différents angles et sous forme de travelling réalisés à moto ou depuis une voiture, parfois aussi à pied ou encore par drone. Les images ainsi obtenues ont ensuite été fusionnées avec des éléments d’architectures imaginaires en 3D. Cela a donné deux œuvres vidéos numériques « Méta-Paris-Saclay 1 & 2 » qui montrent comment il est possible de transposer une forme de réalité dans un nouvel imaginaire ou comment créer un imaginaire à partir d’une réalité. Ces deux créations explorent les transformations urbanistiques du territoire en témoignant de sa vitalité présente et future. A partir d’un maillage cybernétique entre réalité et fiction, elles offrent une métaphore de quartiers en mutation, appelés à se densifier au fur et à mesure.
En plus de « Méta-Paris-Saclay 1 & 2 », une troisième vidéo, « Méta-Paysage » qui sera présentée à côté, met l’accent sur une autre réalité du plateau de Saclay : sa zone de protection naturelle, agricole et forestière (ZPNAF), qui est constituée de champs céréaliers, de prairies, de serres horticoles et maraichères, de forêts, que nous avons filmés par drone avant de re-coloriser le tout.

– Des œuvres originales, mais dans lesquelles on retrouve vos centres d’intérêt habituels…

En effet, plusieurs de mes œuvres expriment cette double sensibilité manifestée dans ces vidéos. Une sensibilité à l’architecture, d’abord – un domaine qui m’intéresse depuis toujours au point de m’avoir fait hésiter entre devenir architecte ou plasticien ; si j’ai finalement opté pour les arts plastiques, plusieurs de mes œuvres n’en engagent pas moins une réflexion sur ce que pourrait être une architecture de l’au-delà, du « cyberespace »…
Une sensibilité au paysage, ensuite, qui m’incline cette fois à recourir à la matière cartographique : le propre des cartes, et c’est en cela qu’elles m’intéressent, est de générer des paysages imaginaires. Celles que je réalise le sont à partir d’algorithmes fractales.
Cette double sensibilité a été particulièrement servie par le territoire : du fait de la diversité des réalisations architecturales – certes, toutes n’ont pas retenu pareillement mon attention, mais plusieurs m’ont inspiré. Ensuite, le territoire a beau être l’objet d’une volonté forte d’aménagement avec tout ce que cela suggère en termes de densification et de construction, il n’en conserve pas moins aussi une diversité paysagère. Ce qui en fait d’ailleurs une des particularités par rapport à d’autres projets urbains. Ainsi, à Paris-Saclay, les établissements d’enseignement supérieur et/ou de recherche, les uns flambant neufs, les autres anciens, sont au milieu ou en lisière d’exploitations agricoles, maraîchères (le plateau compte encore plusieurs fermes) ou de forêts. On peut ainsi y traverser de grandes étendues, encore préservées de l’urbanisation, et qui m’ont autant nourri que les réalisations architecturales, mon souci ayant été de donner à voir les paysages à hauteur d’homme, mais aussi depuis le ciel (en recourant à un drone). Une manière, pour moi, de souligner cette confrontation entre ces différents espaces, la manière dont la forêt, en particulier, fait comme barrage entre le plateau et la vallée.

– C’est l’occasion de rappeler que vous comme d’autres artistes ont assumé de recourir à des équipements sophistiqués (cf. Céline Clanet, qui a recouru à un microscope électronique à balayage)…

En effet. Cela correspondait aussi au souhait de Marc Partouche de réunir toute une palette d’artistes utilisant différents modes d’expression. Photographes, plasticiens ou écrivains, nous avions la possibilité de venir avec nos propres « outils » et « équipements ». Pour ma part, j’ai donc abordé le territoire avec un drone, des caméras, des appareils photos, la matière récoltée par leur intermédiaire ayant été retravaillée, digitalisée. Naturellement, il s’agissait pour moi (comme pour les autres artistes) de répondre à la commande – donner à voir les paysages urbains, naturels et/ou humains de Paris-Saclay – tout en restant dans la continuité de ce que je développe dans mon travail, à partir de formats et une colorimétrie, qui me sont particuliers. Le public restera naturellement libre d’apprécier ou pas !

– À vous entendre, vous semblez comme vous excuser d’avoir proposé une création personnelle, subjective. Or, n’est-ce pas précisément ce que l’on attend d’un artiste ? Ce qu’on attend moins en revanche, c’est qu’un établissement public d’aménagement assume le risque de passer commande auprès d’autant d’artistes… Certes, cela s’est déjà fait, mais ce n’est pas courant. Comment avez-vous donc réagi au fait que la commande émane d’une telle institution ?

C’est vrai qu’il s’agit là d’une démarche atypique. C’est en tout cas une première pour moi. Il m’est cependant déjà arrivé de créer des œuvres en référence à un environnement urbain. En 2001, j’avais déjà travaillé sur un projet d’exposition, Métapolis Mexico, qui m’avait fait voyager aux quatre coins du monde. Il s’agissait de rendre compte de la manière dont des villes parvenaient à incarner le « glocal » (contraction de global et de locale), dont on parlait alors de plus en plus dans le contexte de mondialisation. De ce point de vue, la commande de l’EPA Paris-Saclay me correspondait bien, puisque l’ambition de Paris-Saclay est précisément d’être un espace « glocal », c’est-à-dire ancré territorialement, tout en se projetant dans un imaginaire qui l’associe au reste du monde.

– Métapolis ? Etait-ce en référence à l’ouvrage de François Ascher ?

Oui, absolument. De mon point de vue, c’est aussi les villes telles que j’ai pu les observer en Asie ou en Amérique Latine : des villes qui prolifèrent, en donnant l’impression d’absorber les territoires des alentours. Un processus que, justement, je cherche, en tant qu’artiste, à donner à voir. C’est par exemple le cas de l’œuvre vidéo-numérique que j’ai créée au Japon en 1994. Intitulée « Aller-retour/Tokyo-Kyoto », elle consiste en un long traveling à l’aller et au retour entre ces deux villes qui se superposent et en réalité n’en font plus qu’une. Une illustration, au passage, de la manière dont les villes qui, sous l’effet de leur accroissement, finissent par se rejoindre par les voies de communication, pour déboucher sur une ville à l’infini ou, si vous voulez, une ville-monde avec tous les défis et difficultés qui peuvent en résulter. Comparé à ce genre de situation, la chance de Paris-Saclay est de maintenir en son sein des espaces naturels, agricoles et forestiers, qui contiennent les risques d’une densification trop grande du territoire, d’une extension infinie de la ville. En cela, il caractérise bien ce qui me semble différencier la ville européenne des autres villes du monde : une ville qui veille justement à ne pas s’étendre à l’infini, mais à coexister avec d’autres types d’espaces.

– Preuve s’il en était besoin qu’un artiste peut dire des choses aussi avisées sur l’urbanisation qu’un urbaniste ou un spécialiste de l’urbain…

A condition qu’on ménage tout l’espace nécessaire à ses œuvres !

– Que voulez-vous dire ?

Mes œuvres vont se retrouver au milieu de celles d’autres artistes, ce qui est très bien – Paris-Saclay Paysages est une exposition collective et c’est ce qui en fait aussi l’intérêt – mais dans des espaces plus exigus que ceux où j’expose d’ordinaire. Je m’exprime en effet dans un rapport à l’in situ, au sens où mes œuvres prennent corps dans un espace donné pour l’occuper tout entier. Au risque de paraître un peu mégalo – ce que je dois être probablement (rire) – mon inclination est à l’accaparement de l’espace pour procurer la sensation d’immersion chez le spectateur. Qui plus est, en plus d’occuper un espace restreint, mes œuvres doivent être transportables pour aller d’un lieu à l’autre, parmi les huit qui ont été retenus dans le cadre de l’exposition. Certes, ces espaces d’exposition ont le mérite de rendre compte d’une autre diversité, mais ils n’en sont pas moins de proportions modestes pour la plupart. De ce point de vue, et malgré toute ma reconnaissance à l’égard de l’EPA Paris-Saclay et à notre commissaire, qui nous ont donné cette carte blanche, je ne cacherai pas une légère « frustration ».

– Merci pour cette franchise… On imagine que cette légère frustration doit être aggravée par le report de l’inauguration de l’exposition et de l’annulation des premières étapes du parcours du fait du contexte de crise sanitaire…

C’est effectivement une autre source de frustration, étant entendu que la crise nous contraint déjà depuis plusieurs mois. On en est réduit à avancer tant bien que mal, cahin-caha. Le défi est d’autant plus grand pour moi que j’ai l’habitude de me déplacer souvent à travers le monde – je pars en général au moins 4 à 5 mois de l’année en dehors de la France… Je fais cependant contre fortune bon cœur en considérant que l’annulation d’expositions prévues à l’étranger m’aura permis de me consacrer pleinement à la commande de l’EPA Paris-Saclay. Entre deux confinements, j’ai pu me rendre plus souvent sur le plateau que je ne l’aurais fait et ainsi mieux appréhender cette commande. C’est un des côtés positifs, que je vois dans ce contexte que nous vivons.

– Cette expérience vous a-t-elle néanmoins donné envie de poursuivre cette exploration de Paris-Saclay ?

Oui, absolument. Du fait de son étendue, je n’ai pu en saisir qu’une partie. C’est un territoire de grande échelle qui nécessiterait de réaliser une œuvre de plus grande ampleur. Dans le cadre de cette commande, j’ai eu le sentiment d’avoir dû me restreindre en ouvrant juste une fenêtre, qui malgré tout donne déjà un premier aperçu de la complexité de ce territoire. S’il devait donc y avoir une suite, je rêverai d’une exposition organisée dans un vaste espace type friche industrielle…

– Preuve s’il en était besoin que l’exposition est elle-même à concevoir comme l’amorce d’un processus de création, appelé à se poursuivre en s’adaptant plus encore à l’esprit du lieu… Preuve aussi que, quand des artistes ont l’audace de se confronter à ce territoire-ci, ils n’ont qu’une envie, c’est d’y revenir et d’y poursuivre leur travail de création… Gageons, donc, que ce que vous allez nous donner à voir (et dont on peut avoir un premier aperçu sur le site dédié) n’est que le point de départ d’un dialogue que l’EPA Paris-Saclay poursuivra au-delà du temps de cette exposition…

Tout à fait ! C’est de surcroît une manière d’entendre positivement ce dont je témoignais sur le registre de la frustration. Après tout, si la confrontation à ce territoire en inspire, c’est plutôt bon signe. Naturellement, je suis redevable à l’EPA Paris-Saclay d’avoir déjà eu l’audace de passer cette première commande sous forme d’une carte blanche, d’autant qu’il n’avait pas encore expérimenté de collaboration avec des artistes. Maintenant, il semble qu’il y a désormais matière pour poursuivre ce travail artistique, fût-ce avec d’autres. En attendant, j’ai hâte de savoir comment les œuvres vont dialoguer entre elles, tant elles sont a priori diverses au regard des médiums utilisés, et comment l’exposition va être accueillie par le public.

A lire aussi l’entretien avec Marc Partouche, commissaire de l’exposition (pour y accéder, cliquer ici).

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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