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« Et pourquoi pas une école d’arts à Paris-Saclay ? »

Le 24 décembre 2017

Suite de nos échos au colloque de Cerisy sur la mésologie autour d’Augustin Berque, à travers le témoignage d’une étudiante diplômée en arts graphiques, Paag.l (son nom d’artiste), qui connaît bien le projet de Paris-Saclay pour y avoir des attaches. a bien voulu nous faire part de ses suggestions quant à la manière d’y promouvoir encore davantage les arts…

– Si vous deviez commencer par vous présenter…

Je suis étudiante, engagée dans un double cursus : l’un, artistique – j’ai été formée à l’Ecole professionnelle supérieure d’arts graphiques (EPSAA) de la Ville de Paris et à la Sorbonne (dans le cadre d’un Master 1 en Arts plastiques et sciences de l’art) – l’autre en philosophie, et plus spécifiquement en philosophie des sciences (j’ai fait un Master recherche en histoire et philosophie des sciences à l’Université Denis Diderot – Paris VII). Depuis longtemps, je me suis intéressée aux connexions entre les disciplines et en ce sens-là, on peut dire que je suis un peu « indisciplinaire » !

– Je vois que vous avez fait vôtre une notion dont le Média Paris-Saclay a eu l’occasion de se faire à maintes reprises l’écho. Comment avez-vous eu connaissance de ce colloque-ci ?

Par l’intermédiaire de Jean-Pierre Llored, un de ses organisateurs, qui avait été membre de mon jury de Master recherche. Un autre « indisciplinaire » s’il en est : il promeut une philosophie de la chimie ! Dans mon mémoire, j’avais utilisé la notion de mésologie, mais sans rien connaître encore des travaux d’Augustin Berque. Cette notion, je l’avais découverte en m’intéressant à l’œuvre du naturaliste Jakob von Uexküll [1864-1944], à laquelle ce dernier se réfère.

– En quoi cette perspective vous intéressait-elle ?

Dans mon mémoire, j’ai cherché à développer une approche empirique des stratégies cognitives, esthétiques et épistémiques. Approche qui revenait à contester le dualisme de la pensée occidentale, qui incline à les aborder séparément. Ce faisant, je m’étais inscrite, mais sans le savoir, dans une perspective mésologique, qui justement conteste ce dualisme. Jean-Pierre Llored, qui avait trouvé lui-même des résonances entre ses propres travaux et la mésologie m’a donc invitée à participer au colloque sur la philosophie de la chimie qu’il organisait, et dans lequel Augustin Berque devait intervenir.
C’est ainsi que j’ai pu avoir un premier échange avec lui, avant d’assister au présent colloque. Ce premier échange m’a aussitôt confortée dans l’idée que je m’étais bien inscrite dans une perspective mésologique, mais un peu comme Monsieur Jourdain pratique la prose. Ne sachant trop encore ce que je comptais faire après mon Master (si je m’orienterais ou pas vers une thèse), je me suis donc rendue au colloque de Cerisy.

– Et alors, au quasi terme de ce colloque, quels enseignements en tirez-vous ?

Il est encore trop tôt pour le dire tant le programme et les échanges ont été denses. J’aurai probablement besoin de deux à trois semaines de distance pour apprécier tout leur apport ! Mais d’ores et déjà, je ressens la nécessité de cesser de parler de mésologie et de passer maintenant à l’action ! Tout le monde s’est accordé sur la justesse du regard que la perspective mésologique permet de poser sur la relation entre le singulier et le général, entre le local et le global. Inutile d’en discuter davantage. Il est temps d’agir en commençant à revoir de fond en comble le monde universitaire et même notre système scolaire dans son ensemble !

– Comme vous y allez !

Il faut se rendre à l’évidence : le découpage disciplinaire pousse à toujours plus de spécialisation. Certes, les disciplines ont leur raison d’être, mais ce découpage nous fait perdre de vue qu’au final nous vivons tous sur la même planète et sommes, donc, tous concernés par les mêmes enjeux, où que nous habitions.

– En l’occurrence, les enjeux liés à l’Anthropocène, dont il a été abondamment question au cours de ce colloque ?

Oui. La réalité de l’Anthropocène est admise. Il n’est donc plus temps d’en parler, il importe encore une fois d’agir. Mais peut-être cette impatience tient-elle à cette propension que j’ai à penser davantage avec des formes qu’avec des mots… Je suis réticente à l’égard de tout ce qui participe d’un nominalisme. J’ai l’impression de perdre mon temps à trop décortiquer le sens des mots, alors qu’au final on parle de la même chose…

– Le colloque illustre cependant la possibilité pour la mésologie d’inspirer des solutions, disons opérationnelles. Je pense notamment à ces communications sur les approches concrètes qu’elle peut inspirer dans le domaine architectural, du paysage ou des pratiques jardinières…

Effectivement. Je n’ai d’ailleurs pas de doute quant à la possibilité pour la mésologie d’inspirer des actions et des comportements satisfaisants au regard des défis de l’Anthropocène. Je m’interroge juste sur cette propension que nous avons à discuter encore et toujours, alors que nous parlons de la même chose et qu’il y a urgence…

– N’y a-t-il pas cependant en creux, dans vos propos, une interrogation quant à l’intérêt même de ce genre de colloque, organisé sur pas moins d’une semaine, dans un cadre qui peut paraître déconnecté ? [Nous sommes dans un château du XVIIe siècle, perdu au milieu du Cotentin…]

Probablement que cet apparent isolement, ajouté au sentiment d’avoir le privilège d’être dans ce bel endroit et d’avoir le temps de mieux se connaître, a pu exacerber un peu ce besoin de passer à l’action…

– Néanmoins, le fait de prendre justement le temps d’échanger et de mieux connaître des personnes de tout autres univers que le sien, n’est-ce pas utile ?

Si, certainement. D’autant que le colloque est ouvert et permet de rencontrer vraiment des personnes d’horizons très différents et pas nécessairement de milieux sociaux privilégiés. Il y a, ici, des chercheurs, des professionnels aussi bien que des étudiants, qui viennent pour certains de l’étranger. On ne peut que repartir enrichi et réconforté dans la nécessité d’agir avec les autres.
Il importe juste qu’un colloque comme celui-ci ne soit pas le prétexte à lancer un nouveau programme de recherche et de réflexion, sur la mésologie en l’occurrence, qui nous mobiliserait encore des années. Je crois que la démonstration a été faite que celle-ci apporte une perspective propice à des convergences et, donc, à une action collective. Gardons à l’esprit que lors de chacun des jours que nous avons passé à discuter, échanger, se sont produits des événements irrémédiables pour la planète. Entre agir sans réfléchir et passer son temps à réfléchir, je pense qu’il y a un juste milieu ! Chaque jour de perdu nous rend un peu plus impuissants.

– Ne pensez-vous pas qu’il y avait aussi nécessité pour les intervenants de se compter, de se rassurer quant au fait qu’ils ne sont pas seuls, qu’ils peuvent s’inscrire dans une démarche plus large et quand bien même certains pourraient-ils exprimer par ailleurs des réserves sur tel ou tel aspect de cette perspective mésologique…

Oui, c’est effectivement important. C’était d’ailleurs tout l’intérêt du témoignage que Jean-Pierre Llored a fait, quant à la difficulté qu’il a pu rencontrer à intéresser des collègues philosophes à la mésologie, comme lors de ce colloque de philosophie analytique auquel il avait participé l’an passé aux Etats-Unis et au cours duquel il s’est fait proprement critiquer pour son usage du terme même de mésologie, que certains ont jugé dénué d’intérêt de par, disent-ils, sa prétention à embrasser aussi large. Le colloque de Cerisy avait donc bien une utilité : parvenir à une compréhension commune de la perspective mésologique et de ses ambitions, en évitant de déboucher sur une définition trop générale à force d’essayer de satisfaire tout le monde. Au contraire, il faut lui donner corps au travers de cette notion de milieu, justement, qui a l’avantage d’inciter à penser autrement les interactions des espèces animales, végétales et humaines avec leur environnement – sans s’interdire d’élargir cette perspective à la matière chimique ainsi que Jean-Pierre Llored y invite – et d’en déduire des enseignements utiles pour refonder nos manières de nous éduquer, de nous soigner, etc. En un mot, d’habiter la terre.

– Sans transition, venons-en au territoire de Paris-Saclay avec lequel vous avez des attaches. Que vous inspire-t-il de prime abord ?

Un territoire autrefois très rural, agricole, et qui tend à devenir un peu plus mixte : urbain, tout en continuant à donner ici et là le sentiment d’être à la campagne. Un territoire, entre tradition et haute technologie, où on peut rencontrer des chercheurs, des étudiants, mais aussi des agriculteurs, des maraîchers… et donc assister à une confrontation de « milieux » différents au regard du rapport à la terre, au paysage, qu’il faut pouvoir dépasser, en stimulant les relations entre eux.

– Comment ?

Par un travail de médiation, probablement. Lequel peut passer – c’est du moins ce que ma formation artistique m’incline à penser – par les arts et, bien plus, par la création d’une école d’arts, orientée vers les sciences. L’apport des arts aux sciences est multiple : il peut consister en des questionnements mixtes, philosophiques et esthétiques ; dans l’apprentissage du détournement de découvertes et d’inventions par les artistes, pour leur trouver d’autres usages que ceux orientés auxquels on pense a priori ; ou encore dans l’incitation au décloisonnement disciplinaire. Il s’agirait, donc, dans mon esprit, d’autre chose qu’une école des beaux-arts classique, et qui, en l’état actuel de ma réflexion, pourrait se traduire par deux options possibles, au choix.
Soit une école axée sur la communication, non pas pour promouvoir au moyen des arts la connaissance scientifique en tant que telle, mais sensibiliser au regard critique que ces arts peuvent apporter et ce, dans une acception large des arts puisqu’on pourrait y apprendre les arts plastiques, les arts de la scène, etc., à chaque fois dans la perspective d’un dialogue avec les sciences. Cette communication pourrait procéder en mobilisant les médias, mais aussi le cinéma, le documentaire ou même encore le dessin animé, l’illustration scientifique – qui mobilise des compétences particulières -, sans oublier non plus la modélisation.

– Et la 2e option, en quoi consisterait-elle ?

Elle ne serait plus axée sur la communication, mais ferait assumer pleinement à l’école d’arts sa vocation, en tirant profit des ressources paysagères du territoire. Un enjeu s’il en est pour les étudiants en arts et même les jeunes artistes déjà en activité, qui sont de plus en plus nombreux à exprimer un besoin de « nature », d’une plus grande proximité avec elle. Et pour cause, la plupart vivent et/ou poursuivent leurs études en milieu urbain. Ce fut mon cas : l’EPSAA est située à Ivry-sur-Seine, dans un environnement très minéral, donc. Tant et si bien que, pour les besoins de mes exercices d’observation, j’en étais réduite, tout comme mes camarades, à ne dessiner que des immeubles ou du mobilier urbain avec, en guise de nature, juste de petits arbres. Un tout autre contexte que celui dans lequel les artistes d’autrefois pouvaient exercer leurs talents ! Or, Paris-Saclay offre justement l’intérêt, de par le caractère hybride de son paysage que j’évoquais, de proposer encore des espaces « naturels » sinon forestiers et agricoles. Certes, il s’agit d’une nature artificialisée, mais qui n’en offre pas moins un contact avec autre chose que du béton et du bitume. Dans mon esprit, cette école d’arts serait l’occasion de rendre justice aux rôles des agriculteurs, dans le façonnement du paysage. Nous pourrions même imaginer de les intégrer eux aussi dans des projets artistiques ou pédagogiques.
Bien sûr, l’implantation d’une école d’arts à part entière, reconnue comme telle, sur le Plateau de Saclay, favoriserait aussi les échanges entre les étudiants d’arts et les étudiants scientifiques en permettant aux premiers d’accéder à des laboratoires et aux centres de recherche, qui sont autant de sources possibles d’inspiration, et, en sens inverse, aux seconds, de découvrir l’univers des ateliers d’artistes.
La création d’une école d’arts n’ajouterait donc pas au cloisonnement disciplinaire, mais, au contraire, renforcerait la porosité entre les champs disciplinaires, en laissant libre cours à des projets qui pourraient être portés conjointement par des étudiants d’arts et des étudiants en sciences. Naturellement, l’école d’art accueillerait des scientifiques qui pourraient s’y former aux arts plastiques, au théâtre, etc.

– Il se trouve qu’une structure, La Diagonale Paris-Saclay, s’emploie déjà à promouvoir la médiation entre arts et sciences sur le campus…

J’en ai entendu parler et c’est une démarche effectivement très intéressante. Mais je crois nécessaire d’aller plus loin encore en créant une véritable école d’arts. Pour l’heure, le rapport au sein du campus est très déséquilibré au profit des formations d’ingénieurs. L’implantation d’une école dédiée aux arts permettait d’ancrer davantage les artistes dans l’écosystème et non d’en assurer la présence juste le temps d’un projet ou d’un festival.
Pour être une école à part entière, elle se garderait cependant de contrôler en permanence la créativité des étudiants. Par définition, un artiste reste un grand enfant, au sens où il a besoin de jouer avec les limites voire les interdits. Malheureusement, cette propension à orienter et fixer un cadre se retrouve jusque dans la pratique des jeux, ainsi que cela a été illustré par une communication [celle de la géographe Isabelle Lefort]. L’école d’arts telle que je la conçois cultiverait au contraire cette créativité en ménageant une part à la spontanéité. Déjà, dans une simple résidence d’étudiants, des idées parviennent à germer sans qu’on ait eu besoin de fixer de règles du jeu si ce n’est des valeurs toutes simples comme le respect des idées d’autrui et le sens de l’écoute.

– Paris-Saclay est aussi propice à une réflexion et des initiatives visant à favoriser des rencontres fortuites. On devine que c’est un autre de ses aspects qui doit vous parler…

Oui, bien sûr, étant entendu que ces rencontres fortuites peuvent être stimulées. L’intégration d’une école d’arts peut y contribuer, justement, par sa porosité même avec les différents milieux qui constituent Paris-Saclay.

 A lire aussi les entretiens avec Augustin Berque (pour y accéder, cliquer ici), Marc-Williams Debono (cliquer ici) et Francine Adam (cliquer ici).

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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