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Dans la peau d’Archimède, Einstein et les autres. Entretien avec Laurence Decréau

Le 31 mars 2016

Se mettre dans la peau d’Archimède, Einstein et les autres, c’est ce qu’étaient invités à faire les candidats de la 7e édition de « Nouvelles Avancées », le concours destiné à tous les amateurs de ce format court de la littérature. Laurence Decréau, qui en est à l’initiative, nous en dit plus à quelques jours de la finale qui se tiendra le 31 mars prochain, à l’ENSTA ParisTech.

– Quels sont les changements notables à signaler par rapport à l’édition précédente ?

Si changement il y a, il réside dans le renouvellement complet de la présidence du jury, assurée désormais conjointement par Jérôme Ferrari et Etienne Klein. Le premier, romancier, est l’auteur du magnifique roman Le Principe, qui a d’ailleurs inspiré le thème de cette année : son évocation du physicien et Prix Nobel allemand Werner Heiselberg suscite le désir de s’immerger à son tour dans la vie d’un grand génie de la science. Quant au physicien et philosophe Etienne Klein, chantre des génies biscornus de la physique quantique, c’est son nom que Jérôme Ferrari a aussitôt lancé quand nous lui avons demandé de choisir son coprésident scientifique. Les deux succèdent ainsi au tandem qu’avaient constitué pendant trois ans Cédric Villani et Fatiou Diome.
Comme pour les éditions précédentes, les autres membres du jury sont choisis en fonction du thème. Cette année, il s’agit donc de Françoise Balibar (physicienne et historienne des sciences), d’Hugo Boris (romancier, auteur, en 2013, de Trois grands fauves), de Guillaume Lecointre (directeur de recherche au Muséum national d’Hiistoire naturelle), de l’éditrice Sylvie Fenczak et de deux représentants de l’Education nationale : Monique Legrand (Inspectrice d’académie – Inspectrice académique régionale de lettres) et Charles Torossian (Inspecteur général en mathématiques).

– Cette édition peut-elle déjà être considérée comme un bon millésime ?

Oui, si j’en juge par la forte hausse de participation des candidats : nous sommes passés juste au-dessus de la barre des 800 nouvelles (805 précisément) contre un peu plus de 600 nouvelles (603 précisément) l’an passé. Plus de la moitié (435) relève de la catégorie « Elèves et classes du secondaire » et près d’un tiers de la catégorie « Grand public » (260). La catégorie « Etudiants scientifiques » n’arrive que 3e , mais elle est en forte hausse (110 contre 80).

– Comment faites-vous pour lire autant de nouvelles ?

Chacune des 805 nouvelles fait une demi-douzaine de pages. Il est impossible d’exiger des membres du jury qu’ils les lisent dans leur intégralité, dans le temps imparti (deux mois). Il y a donc une pré-sélection qui repose sur un pool d’une cinquantaine de lecteurs : des enseignants-chercheurs volontaires de l’ENSTA ParisTech, des professeurs de lettres, des bibliothécaires, des Inspecteurs académiques, etc., sans oublier certains membres du jury qui ont accepté de participer à cette première étape. Comme la critique littéraire est loin d’être une science exacte, chaque texte est lu par trois à cinq personnes, afin qu’aucune nouvelle de qualité ne passe à travers les mailles du filet. Ce qui a été possible grâce au nombre important de lecteurs volontaires cette année. Pour ma part, je lis systématiquement toutes les nouvelles des catégories Etudiants scientifiques et Grand public, et celles de la catégorie Elèves et classes du secondaire qui ne sont pas classées D ou E. Après quinze années dans l’édition de fiction, j’ai la pratique de cet exercice…

– Pour combien de nouvelles présélectionnées au final ?

Au total, trente-cinq nouvelles : onze dans les catégories Étudiants scientifiques et « Secondaire », treize dans la catégorie Grand public. Au terme de la sélection, cinq seront primées et classées dans chaque catégorie (soit une quinzaine au total).
Dans la catégorie « Étudiants scientifiques », notons que le mystère AgroParisTech se reproduit avec pas moins de trois présélectionnés sur onze. Cette école est décidément un vivier d’écrivains en herbe, même si, cette année, c’est Polytechnique qui remporte la palme avec quatre présélectionnés. Les sept autres candidats de cette école auraient tout aussi bien pu prétendre à l’être. C’est la première fois que nous enregistrions une si forte participation de l’X. Une des raisons est sans doute que l’équipe organisatrice, composée jusqu’ici exclusivement d’élèves de l’ENSTA ParisTech, a été rejointe par un Polytechnicien et non des moindres : André Schrottenloher, président de X-Passion, la revue littéraire et artistique de l’école. Il a su manifestement convaincre ses condisciples de participer au concours, ce dont je le remercie au passage. J’ai aussi le plaisir de compter pour la première fois un étudiant d’université parmi les présélectionnés (celle de Claude Bernard Lyon 1, en l’occurrence). Les trois autres présélectionnés de cette catégorie Etudiants scientifiques sont de l’Ecole Centrale Lyon de l’ENS Cachan et de l’ENS Ulm.

– Au final, sept présélectionnés sont issus d’établissements d’enseignement supérieur de Paris-Saclay. L’occasion de rappeler que, si le concours est né à Paris-Saclay, il ne s’y limite pas.

En effet. Certes, l’implication est peut-être plus forte – et quoi de plus naturel – sur le Plateau de Saclay, dont l’équipe organisatrice est issue. Mais la vocation de « Nouvelles Avancées » est bien de s’adresser à tous les amateurs de nouvelles. Y compris de l’étranger. Dans la catégorie Etudiants scientifiques, nous avons d’ailleurs reçu la nouvelle d’un étudiant de la Faculté de médecine Mouloud Mammeri de Tizi-Ouzou (Algérie). Dans la catégorie « Secondaire », une élève de l’International School of Houston (USA) a été présélectionnée.

– Quelles autres tendances se dégagent de votre lecture quasi-exhaustive ?

La première est une réponse à une remarque qui nous avait été faite à propos de l’intitulé du concours, qui ne mettait en avant que des hommes, tout comme d’ailleurs le texte de présentation, intégralement au masculin. Les jeunes filles, déjà minoritaires dans les cursus scientifiques, ne risquaient-elles pas de se sentir encore plus exclues ? nous a-t-on demandé. A notre décharge, la science a été jusqu’à présent incarnée majoritairement par des hommes. Hormis Marie Curie, on trouve difficilement des femmes scientifiques dont le nom soit familier à tous. Pour connaître une Hypatie d’Alexandrie [qui a vécu aux IVe-Ve siècle], la mathématicienne et philosophe Sophie Germain [1776-1831] ou la biologiste moléculaire britannique Rosalind Franklin [1920-1958], il faut déjà être un peu érudit, faire partie des happy few. Notre intitulé n’est qu’un simple reflet de cet état de fait.
Toujours est-il qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter. Les candidats sont majoritairement des filles et des femmes. Dans la catégorie « Secondaire », les présélectionnés ne comptent que deux garçons pour onze filles ! Dans la catégorie Grand public, la participation des femmes est exactement égale à celle des hommes. Enfin, chez les « Etudiants scientifiques », on compte 39 candidates pour 71 candidats (chiffre considérable, sachant que les garçons sont très nettement majoritaires dans les filières scientifiques).
Curieusement, les rares héroïnes scientifiques ont plutôt inspiré des auteurs masculins. Dans la catégorie « Etudiants scientifiques », la seule nouvelle consacrée à une femme, Rosalind Franklin, est l’œuvre d’un garçon.
Au risque de flirter avec les clichés, on pourrait observer que le sujet de cette année avait une tonalité moins scientifique que les années précédentes, où il était question de taxons [2014] et de gravitation [2013]. Entrer dans la peau d’un personnage fait surtout appel au vécu et à l’émotion, registres prétendument féminins… Mais je refuse d’entrer dans ce genre de considérations. Je retiens seulement qu’avec de l’imagination, ce dont ne manque pas un(e) auteur(e) de fiction, les hommes parviennent à se mettre dans la peau des femmes, et inversement. « Madame Bovary, c’est moi ! » disait Flaubert…  .

– Y a-t-il une autre tendance notable ?

Oui, parmi les candidats scientifiques, plusieurs ont astucieusement détourné le sujet pour pointer les problèmes actuels auxquels sont confrontés les chercheurs. Je pense notamment à une nouvelle que l’on doit à une enseignante-chercheuse du Plateau ( ! ). On y voit un Isaac Newton consterné, se prêter malgré lui à une mise en scène prétendument « vendeuse » où il est question de pomme, de perruque et de pommier, pour obtenir un financement destiné à son Université… Toute ressemblance avec le sort du chercheur actuel réduit à démarcher des entreprises pour faire marcher son labo n’est pas forcément fortuite.

– Est-ce que certains se sont mis dans la peau d’un Einstein ou d’une autre figure scientifique évoluant dans un cluster technologique ?

Désolée de vous décevoir. Il n’y a rien de tel. En revanche, une étudiante scientifique a malicieusement développé une idée qui n’est pas sans rapport avec votre question. Au Bureau de recrutement des Grands Hommes, on prend bien soin de choisir les plus sots. Après Pascal et Newton, quelques siècles plus tôt, le recruteur en chef – aussi immortel que son cigare… – jette son dévolu sur un parfait crétin nommé Albert Einstein pour lui faire endosser la panoplie de génie. A défaut d’un cluster, la nouvelle, délibérément fantastique, suggère ainsi une instance supérieure cynique jetant son dévolu sur des figurants bien dociles pour leur faire assumer ses propres découvertes censées faire avancer l’humanité. On voit au passage que nos candidats ne manquent décidément pas d’imagination.

– Rendez-vous donc au 31 mars. Pouvez-vous d’ores et déjà rappeler comment se déroulera la cérémonie ?

Comme à chaque édition, elle débutera par une table ronde autour d’une question  inspirée du thème du concours : « La vie des grands savants fait-elle partie de la science ? ». Une idée que l’on doit à Etienne Klein. Outre lui et son coprésident Jérôme Ferrari, tous deux concernés de très près par la vie des grands scientifiques, y participeront trois membres du jury : Françoise Balibar, en tant qu’historienne des sciences et spécialiste de la figure emblématique de notre concours : Einstein ; Hugo Boris, dont l’approche singulière de la biographie romanesque par la perception d’un « génie » commun entre les personnages les plus différents (Danton, Hugo et Churchill) promet d’apporter un éclairage nouveau ; enfin, Guillaume Lecointre, notre éminent systématicien, juré de l’édition 2015, passionné par la pédagogie et la mise en fiction de la science. Au cours de cette rencontre, il sera bien évidemment question des grands scientifiques et de la place de leur vie dans leur œuvre, mais aussi de l’enseignement de la science, un sujet qui concerne au premier chef tous les membres du public, des collégiens aux professeurs, en passant par les élèves-ingénieurs et les enseignants-chercheurs.

– A l’attention de ceux qui n’auront pas assisté à cette cérémonie, comptez-vous toujours publier des actes avec la reprise des nouvelles et de la retranscription de la table-ronde ?

Oui ! Nous twitterons aussi à l’attention de ceux qui ne pourront y assister.

– Dans la perspective de réduire la logique du format court jusqu’aux textes en 140 mots ?

(sourire) Il n’en est pas question ! Pour avoir assisté à un colloque de Cerisy sur les formats courts, j’ai découvert l’émergence d’un genre littéraire fondé sur le principe du tweet. Certes, ce n’est pas dépourvu d’humour, mais ce n’est pas pour autant l’orientation que je souhaite donner à « Nouvelles Avancées ». Je fais partie de ceux qui considèrent que la nouvelle, un genre insuffisamment reconnu en France, a encore un bel avenir.

Légende photo (illustration de la Une, grand format – page d’accueil) : la lauréate 2015 du 1er prix« Etudiants scientifiques », Emmanuelle Chevallier, et les deux présidents du jury, Cédric Villani et Fatou Diome. A gauche, Dominique Mockly, président d’ENSTA ParisTech Alumni, qui dote ce prix. Pour mémoire, le concours avait cette année pour thème : « Comme c’est curieux, comme c’est bizarre et quelle coïncidence ! »

Publié dans :

Sylvain Allemand
Sylvain Allemand

Journaliste

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